Raconter à partir d’archives familiales > Exemples
Exemple Julia ● Exemple Marie ● Exemple Ysé
Marie est le récit d’une femme dont les premières années sont marquées par la Seconde Guerre mondiale. Mariée jeune, elle met vaillamment cinq enfants au monde. Mais la société enfle de nombreuses revendications. Mai 68 passe par là. Les femmes veulent s’épanouir autrement. Marie oscille entre un vrai bonheur d’être mère et le désir de s’inscrire dans la société en travaillant. Elle a des regrets.
À la maison, l’homme est souvent absent. Yves S., né à Plouescat en 1872, a répondu à l’appel du large et traverse les océans comme second maître des directions dans la marine marchande. Les escales sont rares. Françoise, après avoir été fille de ferme à Tréflez, fait des ménages tout en veillant à l’avenir de ses enfants. Madeleine fait ses études chez les sœurs à Brest et gardera de ses années de pensionnat une foi indélébile.
Après avoir obtenu son Brevet supérieur, elle est un temps institutrice dans le privé, puis suit des cours du soir pour passer l’auxiliariat et entrer à l’École publique. C’est une maîtresse engagée, aimant son métier, assez autoritaire, je crois. Une fois grand-mère, elle ne sera jamais à court de chansons à entonner en fin de repas et nous rigolerons un peu plus que ces gamins en ribambelle dans la cour de l’école !
Jeune, il travaille à Brest pour les câbles sous-marins transatlantiques en tant qu’opérateur. Il envoie et déchiffre les messages en morse circulant entre Brest et Cape Cod aux États-Unis, transmis par câbles télégraphiques sous-marins. Ils sont au nombre de vingt et un entre la France et l’Amérique du Nord dans les années 30.
Une fois marié, il est employé aux PTT à Paris jusqu’à ce que la Seconde Guerre éclate. Pour lui permettre d’échapper au service du travail obligatoire durant l’occupation, l’entreprise Roux à Colombes, dirigée par le père de l’acteur Michel Roux, offre de l’embaucher. À la fin de la guerre, âgé de quarante ans, il réintègre comme contrôleur les PTT, rue Tronchet, à Paris, dans le quartier de la Madeleine, et y reste jusqu’à sa retraite.
Je crois qu’elle n’a pas douze ans. D’abord, on la cantonne à son lit ; elle doit absolument se reposer. Dans sa chambre ronfle un poêle à bois qui, un jour d’hiver, par une trop grande activité, met le feu au parquet. A-t-elle conscience de la fumée qui envahit alors tout le premier étage ? Commence-t-elle à suffoquer, incapable d’appeler ? Heureusement, ses parents et son frère montent à toute allure, parviennent à arracher le bois enflammé et le jettent par la fenêtre, dans la neige recouvrant le jardin.
On la change de chambre, elle respire ! Et puis on la change encore de lieu de convalescence. Au printemps suivant, elle part dans un préventorium à la montagne. Là-bas, elle fait l’expérience de la solitude et croit qu’elle va mourir quand, pour la première fois, elle observe du sang couler entre ses jambes. L’époque n’est pas aux grandes explications sur ce qu’on appelle les mystères du corps. Elle doit se débrouiller comme elle peut avec la féminité qui fait irruption en elle.
Il habite si près de chez elle qu’ils peuvent s’apercevoir du premier étage de chacune de leurs maisons. Il est étudiant en médecine, j’ignore en quelle année. À la Saint-Sylvestre 1957, elle est invitée chez lui et porte une robe en tissu brodé de fils d’argent que, bien plus tard, nous, ses filles, appellerons « la robe de bal » et dont nous ferons un déguisement de princesse. Marie semble en grande conversation avec sa future belle-mère, avant que la fête commence. Elles parlent petits fours ou grandes promesses d’avenir ?
Elle était souvent ouverte aux amis. Inviter, organiser des fêtes, c’était fréquent. Elle était pleine de vie et d’affection ● Le jardin, immense parc d’attractions, lieu d’invention et d’épanouissement sans pareil. Les seringues piquées à Papa que nous remplissions d’eau, et avec lesquelles, bien cachés dans la haie donnant sur la rue, nous arrosions les passants. Les courses en cyclorameur, à vélo ; les concours sur échasses. Les balançoires et le jeu du lance-godasses – nos chaussures atterrissant souvent chez les voisins ! Et les films en super 8 de Papa, qui gardaient la trace de tout cela.
La cave et la corvée d’aller y chercher du vin : un film d’horreur, au moment où, dans le noir, il fallait tâtonner pour trouver l’interrupteur, puis remonter en vitesse, inquiet de s’être trompé de cru ou de couleur de vin ● L’espace devant la maison où nous avions inventé avec mes copains le concept du hockey sur patin ; des filets de protection pour les fraises du jardin faisaient office de buts. La planche à roulettes sur la rue, avec des tremplins artisanaux équipés de catadioptres pour assurer aux parents que la sécurité n’était pas négligée.
Ma cabane-bateau au grenier, avec ma dînette et mes poupées. Je forçais Fred à y jouer avec moi. Ma chambre verte avec deux fenêtres, mes plantes, mon journal intime caché dedans, mes livres ● Le jardin et ses primevères multicolores. Le potager avec les rangées de haricots, beurk ! et les kilos de fraises, mmm ! Les poules de Maman, tellement rigolotes quand elles s’échappaient du poulailler et qu’on leur courait après ● La table de la salle à manger avec les discussions où il fallait argumenter… ça me gavait, j’étais trop jeune !
Toujours beaucoup de monde… m’envahissant parfois.
Et puis, la maladie, la mort, les cercueils.
La chambre partagée avec Didi et mon bureau toujours mal rangé, ce qui l’agaçait terriblement. Beaucoup de complicité aussi : moi, vautré sur son lit et, elle, bien au chaud sous sa couette, on se racontait tout, dans sa grande chambre couverte d’affiches de ciné puis celle du grenier où l’on fumait des clopes en cachette ! ● Puis un cercueil placé dans le bureau, le temps du recueillement. Le sentiment, alors, d’être arrivé trop tard dans un lieu que beaucoup désormais cherchent à éviter. Une solitude, des retours d’école sombres. Des repas en tête à tête avec mon père, en attendant le retour de mes frère et sœurs le week-end.
La maison endormie, ou sur le point de l’être, respire autrement. De ma chambre du deuxième étage, je savoure ces moments de paix et d’extase.
Marie a une trentaine d’années et déjà quatre enfants. Elle est entrée dans le moule des femmes de la génération précédente, mais reçoit de plein fouet l’appel des féministes à se libérer de jougs anciens, leur désir de relever la tête et ne plus accepter n’importe quelle subordination. Je crois qu’elle n’a ensuite jamais cessé de soupeser les limites qui étaient les siennes et de chercher comment les dépasser.
Elle a même planté des primevères au jardin, histoire de se donner du courage pour sortir de son sale hiver. Je suis là, avec ma sœur, au moment où elle ne résiste plus. On la veille depuis quelques jours, parce que la maladie ne fait pas de cadeau et creuse son ornière en douce.
Longtemps, ses longs cheveux bruns de jeune fille, sa maigreur, sa fausse pesanteur de presque morte me hantent. Et la démarche minuscule qu’elle a, à la fin. Et son écriture, toute tremblée, sur la carte de mon dernier anniversaire avec elle.
J’ai vingt-deux ans et elle est ma première douleur d’amour, mes premières noces désavouées, ma brisure.